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Statuts résidentiels : vers la neutralité fiscale ?

ANIL, extrait d'Habitat Actualité, septembre 2013

La location a le vent en poupe. Il apparaît clairement désormais que la propriété pour tous est une chimère. Même dans les pays où l’accès au crédit est le plus ouvert, une part de la population ne remplit pas les conditions permettant d’emprunter pour accéder à la propriété, et, du fait du creusement des inégalités de revenus, elle risque à la fois de s’accroître et de voir s’éloigner de plus en plus la perspective de devenir propriétaire. Aux Etats-Unis, le taux de propriétaires a d’ailleurs sensiblement diminué au cours des cinq dernières années : selon U.S. Census, il est passé de 69% en 2005 à 65% fin 2012. Il a baissé également dans des pays comme le Royaume-Uni, l’Irlande et l’Espagne.
Ce n’est que dans une certaine mesure la conséquence de la "gueule de bois"1 qui a suivi la crise des subprime ; selon plusieurs analystes américains, d’autres facteurs, plus profonds, sont à l’œuvre. Le recul a d’ailleurs commencé bien avant 2008 et s’explique aussi par l’évolution des modes de vie. Selon une enquête récente2, les points de vue du public américain sur le logement sont en train de changer : la plupart des vertus qui ont longtemps été associées à l’accession à la propriété perdent de leur attrait, et près de la moitié des propriétaires peuvent s'imaginer devenir un jour locataires. Le choix du statut résidentiel est de plus en plus considéré dans une perspective globale où l’aspect patrimonial cède le pas à la prise en compte d’éventuels besoins de mobilité, liés notamment à l’évolution du marché de l’emploi face à la mondialisation, dont la récente faillite de la ville de Detroit fournit un exemple frappant : victime de la crise du modèle américain de production automobile, la ville a perdu les deux tiers de ses habitants ; les constructeurs se sont adaptés et créent de nouveau des emplois, mais ceux-ci se localisent prioritairement dans le Tennessee. Or, le statut de locataire est bien mieux adapté à la mobilité géographique que celui de propriétaire. Dans un article intitulé "Owning a Home Isn’t Always a Virtue"3 (Etre propriétaire de son logement n’est pas toujours une vertu), l’économiste Robert Shiller s’interroge sur la pertinence des aides à l’accession dans le contexte actuel et s’appuie sur l’exemple de la Suisse pour soulever la question de la taxation du revenu implicite des propriétaires occupants, en pronostiquant que son rétablissement fera d’ici peu l’objet de débats. Cette taxation, qui n’est plus aujourd’hui en vigueur que dans de rares pays (Suisse et Pays-Bas en Europe) a été abolie en 1934 aux Etats-Unis, en 1963 au Royaume-Uni et en 1965 en France. Shiller note en outre qu’en tant qu’outil d’incitation à l’épargne, les aides à l’accession n’atteignent pas (ou plus) leur but. D’un point de vue américain, l’accession à la propriété n’est pas non plus un bon outil d’épargne retraite car la plupart des ménages âgés utilisent leur patrimoine logement comme une épargne de précaution plutôt que comme une source de revenus via l’extraction hypothécaire4.
La situation française est, certes, différente : notre pays n’a pas connu de crise des subprime et le pourcentage d’accédants n’a pas diminué. Cependant, comme aux Etats-Unis, l’accession à la propriété recule dans les jeunes générations et l’augmentation actuelle du taux global de propriétaires résulte pour l’essentiel du poids démographique des générations issues du baby boom, massivement propriétaires5. Comme aux Etats-Unis, bien que peut-être à un degré moindre, les exigences du marché de l’emploi poussent à la mobilité. Si les inégalités de revenus se sont beaucoup moins accentuées, plusieurs études ont mis en évidence une polarisation croissante entre propriétaires et locataires, ces derniers ayant de moins en moins de chances d’accéder à la propriété. Le besoin de mobilité est amplifié par la précarité croissante des couples et la fréquence croissante des recompositions familiales. En outre, le coût de la mobilité pour les propriétaires est bien plus élevé en France que dans les pays anglo-saxons (il va encore augmenter avec la hausse du taux plafond des droits de mutation à titre onéreux). Bref, le statut de locataire du secteur privé, le mieux adapté à la mobilité résidentielle, a de beaux jours devant lui.
Plusieurs autres pays européens où la propriété occupante prédomine s’interrogent sur les moyens de donner ou de redonner vigueur à un secteur locatif privé trop restreint ou en perte de vitesse. C’est le cas notamment du Royaume-Uni, où l’offre locative globale s’était réduite depuis les années 1980, du fait de la vente massive de logements sociaux à l’ère Thatcher (politique du right to buy) et sans doute du déséquilibre croissant des rapports locatifs au détriment des locataires. Mise en évidence par la question du logement des key workers, les salariés indispensables (infirmières, policiers, éboueurs..) à la vie des grandes villes, mais dont les revenus les écartent à la fois du locatif social et de l’accession à la propriété, la nécessité d’un secteur locatif privé consistant est à l’ordre du jour. La London School of Economics a conduit en 2011 sur ce thème une réflexion à laquelle étaient associés des spécialistes de plusieurs pays européens, dont l’ANIL pour la France, et qui s’est concrétisée par la publication d’un ouvrage6 sur le sujet. De même, un organisme danois a confié en 2012 au Cambridge Centre for Housing and Planning Research (CCHPR) une étude comparative sur les systèmes de régulation du secteur locatif privé7. Cet intérêt est partagé par d’autres pays comme l’Espagne où l’hégémonie de la propriété occupante rigidifie le marché du logement et fait obstacle à l’accès à un logement indépendant des jeunes adultes.
L’idée d’un rétablissement de la taxation des revenus imputés des propriétaires occupants n’agite pas que les Américains. Elle fait également son chemin ailleurs, notamment en France où plusieurs économistes l’ont récemment prise à leur compte. Elle figure parmi les propositions émises en 2012 par le think tank Cartes sur table. Le but est de rétablir une certaine neutralité fiscale entre les deux principaux statuts résidentiels. Comme l’explique une réponse du ministère chargé du Logement à une question parlementaire, la taxation des loyers fictifs en vigueur jusqu’en 1964 visait en effet "à assurer, sur le plan des principes, l'égalité entre celui qui, pour se loger, était obligé d'engager une dépense substantielle par le paiement d'un loyer et celui qui, propriétaire de son logement, économisait la valeur de son loyer"8.
Pour les comptables nationaux, la question ne se pose pas : la valeur du service de logement que les propriétaires occupants se rendent à eux-mêmes fait partie de la production de biens et services et elle est intégrée dans le calcul du PIB. Des directives européennes l’imposent et vont jusqu’à en préciser la méthode d’évaluation9. C’est bien ainsi, d’ailleurs, que l’entendent ceux qui font de la préparation de la retraite un argument en faveur de l’accession à la propriété : être propriétaire dispense de payer un loyer et équivaut donc, par rapport à un locataire, à percevoir un revenu supplémentaire égal à ce même loyer. La question se complique quelque peu si l’on inclut dans la réflexion les locataires du secteur social. Les loyers qu’ils acquittent sont presque toujours inférieurs aux loyers de marché : la différence est un avantage en nature qui est la contrepartie de l’aide publique aux organismes et devrait, en toute logique, être soumis à l’impôt sur le revenu comme la valeur du loyer des logements de fonction. Cet avantage peut être évalué, il l’a récemment été dans le cadre du compte du logement10. Sur le plan des principes, l’idée de taxer les loyers fictifs ne pose donc guère problème qu’aux idéologues de l’accession à la propriété. Les difficultés de sa mise en pratique sont avant tout d’ordre politique, car l’argument économique qui la sous-tend, pour rationnel qu’il soit, ne suffira sans doute pas à la faire admettre par les propriétaires occupants, majoritaires dans le pays. De surcroît, les distorsions fiscales entre statuts ne se limitent pas à l’imposition des revenus fonciers : le régime d’imposition des plus-values immobilières, dont sont exonérés les logements ayant été la résidence principale du vendeur, y participe également. Il serait donc souhaitable que la réflexion soit élargie à l’ensemble de la fiscalité du logement en y incluant les autres impôts, notamment la taxe foncière sur la propriété bâtie, les droits de mutation et même l’impôt de solidarité sur la fortune, en s’interrogeant sur leur cohérence et leur impact sur le marché. A produit fiscal égal, il n’est pas équivalent de taxer la détention, le revenu tiré du logement ou les transactions. Une telle réflexion devrait également permettre d’examiner dans une perspective plus large la question des aides à l’investissement locatif. Leur raison d’être n’est-elle pas, dans une large mesure, de corriger les incohérences de la fiscalité locative ? Si tel est le cas, un traitement fiscal plus équitable, plus stable et prenant mieux en compte les déterminants du comportement des bailleurs permettrait peut-être, à terme, de les supprimer.

Notes

1 - L’expression est de Peter Hart (Hart research associates).

2 - "How Housing Matters: Americans’ Attitudes Transformed By The Housing Crisis & Changing Lifestyles" étude conduite par Hart Research Associates pour la foundation Mc Arthur, avril 2013.

3 - New York Times, 13 juillet 2013. Robert J. Shiller, professeur d’économie à l’université de Yale, a publié de nombreux ouvrages sur la politique du logement.

4 - James M. Poterba, Steven F. Venti, and David A. Wise, “The Composition and Draw-down of Wealth in Retirement”, NBER Working Paper No. 17536, octobre 2011.

6 - "Towards a sustainable rented sector", LSE London, 2011.

7 - "The Private Rented Sector in the New Century - a Comparative Approach", Cambridge Centre for Housing and Planning Research, 2013.

8 - Réponse à la question n° 10606 JO AN du 26.2.13.

9 - Méthode dont on pourrait s’inspirer pour la mise à jour annoncée des valeurs locatives.

10 - "Economie, en termes de loyers, des locataires du parc social à travers la mesure du service de logement du parc social au prix du marché", Compte du logement 2011, CGDD, décembre 2012. Cf. aussi sur ce sujet l’étude de Corentin Trevien : "Habiter en HLM : quel avantage monétaire et quel impact sur les conditions de logement ?", INSEE, 2013.

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